Loisirs et culture

Vivre à Disneyland?

Vivre à Disneyland?

  Photographe : The Walrus

Loisirs et culture

Vivre à Disneyland?

L’écrivain et défenseur des droits de l’homme AMIRA ELGHAWABY examine l’héritage et l’avenir de la Charte canadienne des droits et libertés.

Un jour, je faisais une présentation sur les droits de l’homme au Canada devant un public de défenseurs européens lors d’une conférence internationale. Alors que je décrivais l’évolution de l’interprétation de la Charte canadienne des droits et libertés et les tentatives d’équilibrer des droits concurrents, un militant français n’a pu s’empêcher de s’exclamer:

 

«Ça ressemble à Disneyland!»

 

Le public a ri, mais il avait raison. Venant d’un pays comme la France, où les libertés religieuses des communautés minoritaires sont apparemment sacrifiées sur l’autel d’une définition restrictive de la laïcité, le militant ne pouvait pas imaginer vivre dans un endroit qui évalue soigneusement les impacts des lois et des politiques par rapport aux droits constitutionnellement protégés de ses citoyens.

J’ai raconté cette histoire à maintes reprises parce qu’elle me rappelle que même si les droits et les libertés sont fréquemment contestés, les Canadiens ont la chance de vivre dans un pays doté d’un solide cadre de protection des droits de la personne, qui a évolué au cours de ses quarante années d’existence. Il s’agit pourtant d’une fondation qui est continuellement mise à l’épreuve par des questions nouvelles et complexes.

Pour ceux qui s’intéressent au droit, la myriade de cas de contestation de la Charte offre une fenêtre fascinante sur la façon dont la Cour suprême du Canada a mis en balance les droits des individus et les droits collectifs au fil des décennies.

Les protections de la Charte couvrent un éventail de droits personnels, notamment la liberté d’expression, de réunion, de participation démocratique, l’absence de discrimination, la présomption d’innocence dans les procédures criminelles et le droit de recevoir un enseignement en français ou en anglais, entre autres.

En termes juridiques, de nombreux droits de la Charte peuvent être décrits comme négatifs, selon une analyse juridique réalisée en 2020 par Colin Feasby, David de Vlieger et Matthew Huys pour l’Alberta Law Review Society, intitulée Climate Change and the Right to a Healthy Environment in the Canadian Constitution.
Les droits négatifs restreignent le gouvernement en limitant ce qu’il peut faire. Par exemple, ils exigent que le gouvernement s’abstienne d’entraver ou de violer le droit d’une personne à s’exprimer.

Les droits positifs, quant à eux, peuvent exiger que le gouvernement prenne des mesures pour aider à réaliser la liberté d’une personne, comme le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité personnelle. Par exemple, exiger de l’État qu’il fournisse un revenu de base ou une aide sociale.

Des tensions ont toujours existé autour de l’interprétation des droits et de la mise en balance des droits individuels et collectifs. C’était le cas récemment dans le contexte de la santé publique, du changement climatique et de la liberté d’expression. Notre survie et notre bien-être collectifs sont en jeu, ce qui rend la nécessité d’une interprétation plus souple de la Charte plus cruciale que jamais.

Par exemple, lorsque des groupes, y compris ceux représentant les jeunes ou les communautés autochtones, ont présenté des revendications constitutionnelles relatives aux changements climatiques, ils se sont opposés à l’inaction du gouvernement et non à son action. «En d’autres termes, les revendications constitutionnelles relatives au changement climatique sont, par essence, des revendications de droits positifs. La question de savoir si la Charte protège ou non les droits positifs, en particulier les droits sociaux et économiques, est l’une des grandes questions non résolues du droit canadien», soulignent Feasby, de Vlieger et Huys.

L’idée que la compréhension et l’objectif de la Charte peuvent évoluer a été avancée par le juge de la Cour suprême Antonio Lamer, qui a expliqué que le contexte historique de la création de la Charte en 1982 ne devrait pas «freiner sa croissance». En d’autres termes, il sera toujours nécessaire d’adapter notre compréhension de la façon dont les droits doivent être protégés.

De plus, les obligations internationales du Canada ajoutent une autre couche à la nécessité d’assurer une vision plus nuancée ou plus large des droits garantis par la Charte, surtout dans le contexte des défis mondiaux posés par la pandémie de covid-19. Comme le font valoir les avocates Marie-Claude Landry, présidente de la Commission canadienne des droits, et Isha Khan, directrice générale du Musée canadien des droits de la personne, dans un essai conjoint publié l’an dernier à l’occasion de la Journée des droits de l’homme, la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) elle-même fournit des indications sur la façon d’équilibrer les libertés individuelles et les droits collectifs. 

 

«L’article 29 [de la DUDH], qui ajoute un contexte crucial, est manifestement oublié», écrivent Landry et Khan.
 
«L’article 29 reconnaît qu’il y aura des moments comme celui-ci où des limites raisonnables aux libertés individuelles seront nécessaires pour le bien collectif. Protéger le public d’une pandémie mortelle est certainement important pour la santé mondiale et pour notre humanité commune.»

 

L’article 1 de la Charte canadienne prévoit une mise en garde similaire, en quelque sorte: les libertés ne sont pas absolues et il peut y avoir des limites raisonnables lorsque la collectivité l’exige. Pourtant, la clause dérogatoire de la Charte constitue également un risque pour les communautés qui s’inquiètent, à juste titre, de la suspension de leurs droits pour des raisons politiques.

Au cours des dernières années, les gouvernements provinciaux ont utilisé la clause dérogatoire pour annuler des libertés civiles fondamentales, y compris celles liées à la religion, à la langue et à la participation démocratique.

Alors que Human Rights Watch a recensé au moins quatre-vingt-trois gouvernements qui ont violé l’exercice de la liberté d’expression et de réunion pacifique sous le prétexte de la covid-19, ici au Canada, peu de mesures ont été prises pour freiner les efforts néfastes visant à propager des théories du complot, à salir des politiciens et des responsables de la santé publique, à promouvoir de fausses informations sur les droits légaux et à répandre la haine en ligne et hors ligne.

La Charte elle-même n’a pas été à l’abri de cette désinformation.

 

«La pandémie de covid-19 n’est pas la seule chose qui menace le Canada. Il en va de même pour la propagation de la désinformation et de la mésinformation sur les droits légaux des Canadiens. Tout argument selon lequel la Charte contient des droits absolus est faux», écrivent les juristes Jeffrey B. Meyers, Emily Dishart et Rose Morgan dans un article publié en février 2022 dans The Conversation.

 

L’incompréhension et l’ignorance affaiblissent les connaissances générales sur les droits légitimes de la Charte et ont un impact négatif sur notre appréciation et notre exercice de ces droits.

Non seulement devrions-nous nous préoccuper de la façon dont l’interprétation évolutive de la Charte protégera nos droits individuels et collectifs, mais nous devrions aussi être profondément préoccupés par la façon dont elle pourrait encore être mal comprise et mal interprétée. Avec les faux récits qui abondent sur la privation de la liberté individuelle lorsque les gouvernements introduisent des réglementations sur la santé, le climat ou autre, une telle militarisation de la Charte prépare nos communautés à une épreuve de force qui ne repose pas sur des faits.
Nous ne pouvons pas tenir Disneyland pour acquis.

 

Pour plus d’informations, visitez thewalrus.ca.
 

À LIRE AUSSI:
Partage X
Loisirs et culture

Vivre à Disneyland?

Se connecter

S'inscrire