Travail
Qu'est-ce qui empêche les femmes d’avancer au travail?
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Qu'est-ce qui empêche les femmes d’avancer au travail?
Au printemps, le livre Lean In (en français, En avant toutes), de Sheryl Sandberg, la numéro deux de Facebook, a fait des vagues aux États-Unis et s'est retrouvé au palmarès des meilleurs vendeurs. Sa thèse? Si les femmes n'ont toujours pas l'équité salariale, tardent à occuper autant que les hommes des postes importants, en font plus que leurs conjoints à la maison, c'est qu'elles freinent trop souvent elles-mêmes leur ascension. Son remède: Lean in, c'est-à-dire, de façon imagée, se «pencher vers l'avant» pour assumer leur ambition et investir dans leur carrière si elles le souhaitent. Une thèse qui célèbre l'ambition féminine, en plus de cerner pourquoi elle est toujours aussi mal vue et pourquoi il est temps d'embrasser pour vrai l'équité entre les hommes et les femmes. Gros programme! Mais qu'en est-il pour les femmes d'ici?
«Les femmes sont sur le marché du travail pour y rester, affirme Francine Descarries, professeure de sociologie à l'Université du Québec à Montréal et directrice scientifique du Réseau québécois en études féministes. C'est une tendance irréversible, et elles vont continuer de progresser.» Une affirmation positive, mais teintée de réserve. Parce que les femmes gagnent encore souvent moins que les hommes, qu'elles travaillent davantage à temps partiel, qu'elles sont moins souvent promues que leurs confrères et qu'elles ont plus de difficulté à prendre place dans les hautes sphères décisionnelles. «Les choses changent, convient la sociologue. Mais très lentement.»
Qu'est-ce qui freine ou ralentit l'ascension des femmes? Voici quatre grands obstacles et des pistes de solution.
1. On vit encore dans un monde d'hommes
«Le patriarcat est à mon sens le premier obstacle que rencontrent les femmes qui tentent de gravir les échelons, avance Francine Descarries. Les hommes sont au pouvoir depuis des siècles. On a affaire à des institutions très stables et à des pratiques bien établies.» Selon un rapport du Conference Board basé sur des données de Statistique Canada, 0,32% des femmes occupaient un poste de gestionnaire principal en 2009, contre 0,64% des hommes. Ceux-ci auraient également 1,5 plus de chances de devenir cadres intermédiaires. Et seulement 12% des entreprises canadiennes cotées en Bourse ont 25% et plus de femmes aux postes de direction. Au Québec, les conseils d'administration sont composés d'à peine 14% de femmes (comparativement à 40% en Norvège, par exemple, où des quotas sont imposés).
Si certains milieux, comme le domaine de la santé, sont plus ouverts à la mixité dans les postes élevés, d'autres semblent presque inaccessibles aux femmes: les hautes finances et l'ingénierie, par exemple. «La politique municipale est aussi difficile d'accès», ajoute Chantal Descheneaux, responsable du projet Femmes et pouvoir, élaboré par la Table de concertation du mouvement des femmes Centre-du-Québec. Le mandat de ce projet est de sensibiliser les instances à l'importance d'une représentation équitable des hommes et des femmes dans les postes décisionnels. Au Québec, seuls 27,5% des conseillers municipaux et 16% des maires sont des femmes.
Conseillère municipale depuis 2003 et mairesse de Bécancourt depuis 2012, Gaétane Désilets a essuyé quelques remarques sexistes, mais ne sent pas que le fait d'être une femme lui a vraiment posé de problème. «Les commentaires que je reçois des gens du milieu et des citoyens sont généralement positifs», assure-t-elle. Leader de nature et ayant déjà occupé différents postes de direction, la nouvelle mairesse arrivait forte d'un bagage appréciable. «J'ai quand même réfléchi avant de m'embarquer, car je savais que cela allait exiger beaucoup de mon temps.» De fait, Mme Désilets ne compte pas ses heures et elle tient à avertir les femmes: «Nous avons souvent de la difficulté à déléguer. Quand on a de hautes responsabilités professionnelles, c'est essentiel de le faire, sinon on risque de se brûler.»
Nous sommes également sous-représentées dans le milieu entrepreneurial: moins de 5% des entreprises du Québec sont dirigées par des femmes. «Notre défi est de faire entrer davantage d'entreprises menées par des femmes dans la chaîne d'approvisionnement des grandes organisations. Non que ces dernières soient nécessairement réfractaires: elles ne sont tout simplement pas conscientes de l'absence des femmes dans le milieu. C'est dans leur culture de faire affaire avec des hommes», explique Ruth Vachon, présidente-directrice générale du Réseau des femmes d'affaires du Québec.
Pourtant, des études prouvent que les entreprises dirigées par des femmes n'ont rien à envier aux autres. Et c'est une femme qui a vu neiger qui le dit. Aujourd'hui, l'ex-ministre des Finances et ex-présidente du Conseil du Trésor Monique Jérôme-Forget est conseillère spéciale pour la firme de recrutement Korn-Ferry. Elle donne aussi des conférences sur la place des femmes aux postes de pouvoir, un sujet qui lui tient à coeur et qui lui a inspiré le livre Les Femmes au secours de l'économie. Pour en finir avec le plafond de verre. «C'est prouvé qu'une entreprise ayant des femmes aux postes importants est plus profitable», explique-t-elle. Une étude effectuée en 2006 par HEC Montréal mentionnait que les femmes avaient une approche, des connaissances et une créativité différentes, et qu'elles obtenaient des rendements plus réguliers à long terme.
2. La conciliation travail-famille est difficile
Si Karine avait eu des enfants, elle n'aurait sans doute pas accepté le poste de directrice des affaires juridiques pour une importante organisation. «Je savais que c'était exigeant et je ne pense pas que j'aurais pu m'y consacrer comme je le voulais», explique la jeune femme de 35 ans, pour qui les semaines de 50 heures sont la norme. Elle souhaiterait avoir des enfants, mais n'ose imaginer comment elle pourrait accorder ces deux sphères de sa vie. Une question fort légitime si on regarde les résultats d'une vaste étude mondiale publiée en 2012 par le Korn-Ferry Institute. Plus de la moitié des femmes cadres affirmaient que la maternité avait quelque peu (ou de façon importante pour 8% d'entre elles) entravé leur carrière. On peut bien sûr se réjouir du fait que les pères sont incontestablement plus présents auprès de leurs enfants, mais... «Les femmes ont encore une double tâche, affirme Chantal Descheneaux. Qui s'occupera de trouver une gardienne si elles ont une réunion à l'extérieur?»
Selon un rapport de l'Institut de la statistique du Québec paru cette année, les femmes allouent en moyenne 3,7 heures par jour aux activités domestiques alors que les hommes y consacreraient 2,5 heures. Cet écart de 1,2 heure est moindre qu'il y a 20 ans (il était de 2 heures), mais il demeure. Cela ne surprend guère Monique Jérôme-Forget. «Ce sont encore les femmes qui sont à la tête de la PME familiale. Ce sont elles qui, souvent, sacrifient leur carrière ou se sentent coupables si elles croient que leur famille souffre du fait qu'elles travaillent. Les hommes n'ont pas la culpabilité aussi facile!» soutient-elle. Mère de deux enfants, elle a pour sa part convenu avec son conjoint qu'ils engageraient une «fille au pair» pour les aider. «J'ai eu mes enfants jeune, mais c'était clair dès le départ que je voulais aussi m'investir dans mon travail», explique-t-elle. Pour les mamans qui souhaitent poursuivre leur avancement professionnel, une réorganisation familiale est incontournable. Sheryl Sandberg dit d'ailleurs dans son livre que la vraie égalité viendra quand 50 % des entreprises seront dirigées par des femmes et 50 % des maisonnées seront dirigées par des hommes.
Mais la réalité est telle que, selon l'Institut de la statistique du Québec, les femmes gagnent 12% de moins que les hommes et que 27% d'entre elles travaillent à temps partiel, contre 12% des hommes. En plus, elles se heurtent parfois à de solides préjugés. «C'est encore tabou pour une mère de dire qu'elle souhaite se réaliser dans son travail, estime Sophie Cadalen, psychanalyste et auteure du livre Les Femmes de pouvoir. Des hommes comme les autres?. Mais il faut être honnête: bien des femmes ont de la difficulté à lâcher prise à la maison pour laisser de la place à leur conjoint.» Cela dit, il y a des nouvelles mamans qui souhaitent rester à la maison ou travailler à temps partiel, et c'est très bien. «On n'est pas forcée de gravir les échelons, concède Mme Cadalen. L'important est que nos choix viennent de nous.»
Idéalement, avant de fonder une famille, on aura bien réfléchi à la place qu'occupe le travail dans notre vie. Si on désire poursuivre notre avancée, on devra bien s'entourer. Natalie Quirion, 41 ans, directrice du Parc technologique du Québec métropolitain, en sait quelque chose. «Lorsque j'ai accédé au poste de directrice, en 2009, mon fils avait 3 ans et j'étais séparée, raconte-t- elle. J'ai fait appel à un coach pour optimiser mon temps. Et le père de mon fils et ma famille ont été très, très présents.» Il faut aussi apprendre à lâcher prise: «On ne peut pas tout faire et être parfaite en tout, et il faut l'accepter, poursuit-elle. Par exemple, quand je suis très prise par le travail pendant une période, j'essaie de me reprendre quand ça redevient plus calme.»
Et si on décide de mettre notre carrière en plan? On doit le faire en toute connaissance de cause. «Je conseillerais aux femmes de ne pas laisser leur travail, quitte à ralentir pendant quelques années, dit Monique Jérôme-Forget. C'est plate à dire, mais 50% des unions se soldent par un divorce. L'autonomie financière est importante. Je conseille même aux femmes de ne pas hésiter à demander une promotion au retour de leur congé de maternité. Elles démontreront ainsi que leur travail est important pour elles et qu'elles estiment être les meilleures pour le faire.»
Les entreprises doivent aussi faire leur part. Certaines prennent des initiatives pour favoriser la conciliation travail-famille (télétravail, horaire flexible, etc.), mais pas suffisamment pour permettre d'arriver à une vraie parité. «Les entreprises doivent être plus accommodantes, particulièrement durant les 5 ou 6 ans suivant le retour d'un congé de maternité», dit Monique Jérôme-Forget.
3. L'ambition féminine est encore taboue
«Je suis extrêmement ambitieuse!» lance Kimi Desabrais, 33 ans, à la tête de Pür Cachet, une entreprise qui crée des objets décoratifs en bois flotté. Bien que Pür Cachet n'existe que depuis un an, ses produits sont vendus entre autres chez Maison Corbeil et Philippe Dagenais. «Mon objectif pour cette année est de les distribuer en Europe et aux États-Unis, dit-elle. Je veux pouvoir influencer les jeunes, leur dire que quand on veut, on peut. Et qu'il n'y a rien de mal à vouloir être riche et avoir du succès!» La voix de la jeune entrepreneure fait apparemment écho à plusieurs autres. En effet, selon les résultats d'un sondage mené aux États-Unis (2010-2011), 66% des femmes entre 18 et 34 ans considéraient le travail comme l'une des principales priorités de leur vie, contre 59% des hommes. Et 42% des femmes entre 35 et 64 ans estimaient qu'avoir un emploi payant était très important.
Néanmoins, les mots «succès», «pouvoir» et «ambition» n'ont pas nécessairement la même connotation pour nous parce qu'ils sont associés aux hommes. «Voir des femmes occuper des postes d'influence a encore quelque chose d'incongru, avance Sophie Cadalen. Normal, donc, que les femmes aient de la difficulté à s'approprier ces termes.» Par exemple, peu de femmes sont à l'aise avec le terme «pouvoir». Alors, ce sont souvent d'autres motivations qui alimentent leur ascension. «Quand j'ai l'impression d'avoir fait le tour du jardin, j'ai besoin d'aller vers autre chose, explique Gertrude Bourdon, directrice depuis 2009 du CHU de Québec, le plus grand centre hospitalier universitaire du Québec. Je n'avais pas de plan de carrière: elle s'est bâtie au hasard des occasions favorables et grâce à la reconnaissance de mes pairs et de mes supérieurs.» D'abord infirmière, Mme Bourdon est par la suite allée étudier à l'École d'administration publique. Ces dernières 20 années, elle a occupé différents postes de direction dans les hôpitaux de Québec et au ministère de la Santé.
Selon Francine Descarries, si on a tendance à percevoir les femmes comme peu ambitieuses, c'est principalement parce qu'elles ont été conditionnées ainsi. «Depuis des siècles, les rôles ont été définis, et des caractéristiques particulières ont été attribuées aux hommes et aux femmes. Mais nos structures mentales sont plus construites qu'innées.» En effet, pour chaque étude qui conclut qu'une femme serait moins ambitieuse pour des raisons biologiques, deux autres disent le contraire. «Plus on avance en recherche neurobiologique, plus on se rend compte que les différences hommes-femmes ne sont pas aussi tranchées, note Sophie Cadalen. Ce sont souvent leurs activités qui modulent le cerveau des hommes et des femmes.»
L'ambition n'est donc pas l'exclusivité des hommes. Toutefois, les femmes ne sont pas toutes très ambitieuses, ni les hommes d'ailleurs. On peut très bien vivre avec ça. «Je dirais que mes ambitions se situent ailleurs que dans le travail, explique Sandra, 42 ans, comptable dans une importante PME. Par exemple, dans le sport où j'excelle et dans mes projets de voyage. Il y a deux ans, j'ai décliné un poste de directrice administrative pour des raisons personnelles. Je me suis quand même arrêtée pour réfléchir: après tout, le salaire était alléchant! Mais les longues heures et le surplus de responsabilités ne me tentaient pas.»
Chose certaine, les femmes qui occupent des postes d'influence doivent à l'occasion faire face aux jugements parfois durs de la part d'autres femmes. «Oui, on peut sentir de la jalousie, admet Gertrude Bourdon. Pourtant, nous avons besoin d'être solidaires entre nous.» Francine Descarries note également que les femmes entretiennent davantage d'attentes à l'égard des femmes gestionnaires. «Comme si nous nous attendions à ce qu'elles fassent toujours mieux que les hommes et qu'elles s'y prennent différemment.»
4. On manque de confiance et d'audace
Plusieurs femmes hésitent à accepter une promotion, à se lancer en affaires ou à prendre les devants pour accéder à un poste de niveau supérieur parce qu'elles doutent d'elles-mêmes. «Les femmes se dévaluent facilement, croit Chantal Descheneaux. Pourtant, elles doivent se convaincre qu'elles ont leur place!» Le fait que la sphère décisionnelle soit occupée depuis toujours par une majorité d'hommes explique en grande partie cette attitude. «De plus, bien des femmes n'aiment pas le style de gestion des hommes, parfois un peu brusque, très direct», avance Mme Descheneaux. Souvent plus consensuelles, plus minutieuses, elles craignent d'avoir à nier leurs valeurs pour prendre leur place. «Parfois. je trouve ça dur, car j'ai souvent à me battre pour faire valoir mes idées, avoue Karine. Je sens que mon travail m'a un peu endurcie, et je ne suis pas sûre que ce soit toujours une bonne chose.»
Gertrude Bourdon, qui a sous sa gouverne 14 000 employés, affirme qu'il faut davantage se faire confiance, que les femmes peuvent gérer à leur manière, sans y perdre leur âme. «J'aime instaurer une forme d'intimité avec mes directeurs. Je leur demande comment ils vont et j'ai établi certains rituels. Par exemple, l'automne, je distribue à chacun une pomme pour leur souhaiter une bonne rentrée.» Natalie Quirion, quant à elle, a banni les réunions à 7 h 30, difficiles à cadrer avec une vie familiale. Les femmes peuvent changer certaines façons de faire, mais il faudra qu'elles soient plus nombreuses pour assurer un véritable changement. «Elles doivent avoir plus d'audace, insiste Monique Jérôme-Forget. Elles apportent une lumière nouvelle, voient les choses sous des perspectives différentes de celles des hommes. Elles sont complémentaires. La société serait meilleure si davantage de femmes occupaient des postes d'influence.»
Pour aller plus loin
- En avant toutes. Les femmes, le travail et le pouvoir, par Sheryl Sandberg, JC Lattès, 2013, 250 p., 29,95$.
- Les Femmes au secours de l'économie. Pour en finir avec le plafond de verre, par Monique Jérôme-Forget, Stanké, 2012, 192 p., 24,95$.
- Les Femmes de pouvoir. Des hommes comme les autres?, par Sophie Cadalen, Seuil, 2008, 180 p., 30,95$.