Vie de famille

Les nouveaux modèles familiaux

Les nouveaux modèles familiaux

  Photographe : Stocksy

Vie de famille

Les nouveaux modèles familiaux

Le couple hétérosexuel élevant ses enfants biologiques n’est plus le seul modèle visible: recomposée, polyamoureuse, soloparentale ou intégrant un tiers géniteur, la famille contemporaine se transforme. 

Même si le droit peine à suivre, les gens sont de plus en plus nombreux à défier la conception classique de la parentalité en la réinventant. Explications.

 

La quarantaine se profilant, Nadia voulait un enfant, mais pas son conjoint. Elle lui a présenté l’option de la coparentalité: elle ferait un bébé avec un autre, dont il serait le beau-père. Sophie et Dominique se sont associées à Eric pour concevoir et élever Elliot. Josée a porté les deux filles de Jannick et Antony, et reste leur maman. Outre leur lit, Jérôme, Gabriel et Alexandre, un «trouple» polyamoureux (union à trois), partagent le désir ardent d’accueillir un petit de la DPJ. Bref, la famille nucléaire n’est plus ce qu’elle était.

Pour le pédiatre français Aldo Naouri, l’enfant n’est plus «le sous-produit de l’activité sexuelle du couple». Il est maintenant au cœur du projet parental et, à ce titre, investi comme jamais. C’est particulièrement vrai lorsqu’il y a absence de lien amoureux entre les coparents: ils vont organiser leur relation autour de son bien-être. Ce déplacement du noyau familial du couple vers l’enfant s’explique par la combinaison de révolutions techniques, sociologiques, économiques et morales.

Les progrès de la médecine, démocratisés par des conquêtes légales, ont donné aux femmes la maîtrise de leur fécondité et aux couples homosexuels ou infertiles la possibilité de procréer. On est exposés à une quantité étourdissante de choix et à bien moins d’injonctions normatives. Tous ces facteurs concordent pour faire de la parentalité un idéal, un vecteur d’épanouissement personnel. L’enfant devient alors projet.

Si lui accorder cette place centrale est relativement nouveau, s’associer à plusieurs pour en prendre soin ne l’est pas. Dans la plupart des cultures traditionnelles, impliquer les grands-parents, la famille élargie et la communauté est naturel.

Chez les Kanien’kehá:ka (Mohawks), le mot mère désigne la mère biologique, mais aussi ses sœurs, explique Prudence Caldairou-Bessette, psychologue jeunesse: «Culturellement, la maternité s’étend en quelque sorte au-delà de la conception sexuelle directe.» La redécouverte de l’avantage du nombre serait une des réponses que les individus apportent aujourd’hui à des problématiques modernes. L’éclatement de la famille nucléaire et l’expérience de la solitude redonnent le goût de la tribu, quitte à l’inventer.

 

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Une diversité de contrats familiaux

Ces tribus d’un nouveau genre ont en commun l’association, voulue et organisée, de plusieurs parents dans l’aventure familiale. Elles ne forment pas pour autant un ensemble homogène: les coparents peuvent être tous amoureux, comme le «trouple» d’Alexandre, Jérôme et Gabriel, ou dans une relation purement parentale qui se vit habituellement entre plusieurs maisons lorsqu’un couple intègre un tiers géniteur. Le nombre d’adultes peut également varier au gré de la vie amoureuse de chacun.

Par exemple, la cellule d’Elliot est constituée de deux mamans (Sophie et Dominique, désormais séparées), d’un papa (Eric), de trois beaux-parents et du double de grands-parents. De leur côté, les filles de Jannick et Antony ont deux papas, une maman (Josée, qui les a portées), un papou, quatre frères et sœurs et une quantité d’oncles, tantes, papis et mamies avec qui louer un immense chalet en été. Nadia, en couple hétérosexuel, cherche un homme qui voudrait prendre part à un «partenariat parental platonique», lui permettant d’assouvir son désir de maternité.

Cet aspect dépassionné, pragmatique de «la famille sans le couple» serait un des avantages de la coparentalité, avec la planification souvent intense qui la précède.

Isabel Côté, professeure au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la procréation pour autrui et les liens familiaux, note que «[ces personnes] amènent une réflexion très différente sur la famille en la positionnant sur le désir d’enfant. Elles s’entendent préalablement sur la répartition des droits et des devoirs parentaux, et les données nous confirment que la parentalité est facilitée par cette réflexion en amont, dégagée d’enjeux affectifs. Et ces personnes, elles-mêmes, jugent leur parentalité comme étant plus positive que celle des couples amoureux».

Rares seraient les familles «classiques» qui se préparent avec autant de sérieux et d’anticipation. Penser la parentalité avant de la vivre agirait donc comme un facteur de protection.

 

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À deux, est-ce toujours mieux?

Pour Nadia, qui a fréquenté des sites de rencontres et des groupes Facebook consacrés à la coparentalité par choix, le sérieux de la démarche laisse parfois à désirer, estime-t-elle. «En ligne, tu peux tomber rapidement dans une marchandisation de la parentalité. J’ai été choquée par la superficialité des conversations dans certains groupes. 

Par contre, lorsque j’ai assisté à des pique-niques entre membres, j’ai eu les échanges les plus profonds de ma vie. Il faut se voir en personne, aller chercher l’humain.»

Ironiquement, tant que la limite de deux parents est respectée, la loi n’impose aucun garde-fou au projet de coparentalité par choix de deux personnes qui mettent leurs gamètes en commun, quelles que soient les motivations des intéressés. Robert Leckey, doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill, y voit la persistance de la norme hétérosexuelle, conférant une sorte de «privilège à l’intimité» aux duos de sexes différents.

«Un homme et une femme célibataires qui ont un projet parental ensemble se feront très facilement reconnaître comme parents, dit-il. On les présume conjoints et on ne leur posera aucune question. L’écart n’est pas tant entre le couple marié hétérosexuel et tous les autres qu’entre l’homme et la femme présumés en couple, et toutes les autres configurations.» Ainsi, alors que des parents désirant adopter devront passer par une longue et coûteuse procédure parsemée d’enquêtes, d’entrevues et de dossiers à remplir, deux personnes qui décident de procréer ensemble ne verront aucun obstacle légal ou administratif complexifier leur projet.

 

 
Grandir dans une famille atypique

L’abondance d’amour et de ressources est incontestablement un plus. Dans nos vies folles aux horaires saturés, pouvoir compter sur (au moins) une paire de bras supplémentaire est précieux. Antony et Jannick échangent des fins de semaine en amoureux avec la mère de leurs filles. Y aurait-il un risque de surinvestissement de l’enfant à en faire ainsi le noyau de la famille?

«Certainement pas, réplique Isabel Côté, un enfant investi, c’est un enfant qui se développe bien. Ce n’est pas l’excès d’amour qui nuit à un enfant! Et avoir une troisième personne qui vient enrichir le dialogue par son regard et détendre le duo, ça amène une certaine plus-value. Les enfants de ces familles vont très bien, notamment grâce aux stratégies implantées préalablement à la conception de l’enfant. Elles sont aussi plus flexibles face aux aléas de la vie.»

La multiplication des résidences compliquerait-elle le quotidien de l’enfant? Pas plus que dans n’importe quelle séparation, et même potentiellement moins, puisque la garde partagée a été pensée avant même la naissance. Et en cas de rupture? Dominique et Sophie en témoignent: c’est justement leurs efforts de planification en amont avec Eric qui leur ont permis de «réussir [leur] séparation». Chacune a fait construire sa maison sur deux terrains mitoyens qu’aucune clôture ne sépare. Elliot se promène à sa guise d’une mère à l’autre et voit son papa une fin de semaine sur deux.

Prudence Caldairou-Bessette recommande qu’on écoute les principaux intéressés, les enfants, plutôt que d’émettre des hypothèses sur les risques et les bénéfices à grandir dans une famille multiparentale. «Leur système familial ne leur pose pas de problème en soi, raconte Isabel Côté. Avoir un chien peut être un trait aussi distinctif à leurs yeux que le nombre de parents qui prennent soin d’eux.»

Il est certain, par contre, que les questions de leurs camarades les renseignent assez vite sur leur singularité. «“Faut que j’explique”, me disent-ils, et ils le font très bien, très tôt, estime la chercheuse, sans drame, même si certains sont tannés de le faire.»

 

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Que dit la loi?

Celle-ci est claire: l’enfant peut avoir un ou deux parents, pas un de plus. Pour Robert Leckey, ce «blocage numérique» empêche de reconnaître un troisième parent, alors que nombreuses seraient les familles, notamment recomposées, qui bénéficieraient d’une réforme légale respectant mieux les pratiques et les valeurs actuelles.

Si nos interlocuteurs ont tous reconnu vivre dans un climat de bienveillance et d’acceptation, c’est notamment grâce aux combats de la communauté LGBTQIA+. Sa conquête de la parentalité en 2002 a ouvert la voie à une légitimation des choix de vie plus atypiques. Le regard social a suivi positivement l’évolution des mœurs, mais pas le droit de la famille: il n’y a eu aucune réforme conséquente, hormis celle de 2002, depuis le début des années 1980.

Tant que la loi ignore les familles multiparentales, celles-ci devront composer avec l’effacement du ou des parents «surnuméraires», exclus de la filiation et de la parentalité, et donc privés de protections juridiques. En cas de séparation, un troisième parent n’aura aucun recours pour défendre ses prérogatives parentales, et vice versa: son enfant ne pourra en hériter, par exemple. Pour les familles concernées, c’est stressant.

L’école d’Elliot a ajouté le nom de Dominique là où elle pouvait, mais sur le bulletin, rien à faire: elle n’existe pas. Pour Jérôme, en «trouple» polyamoureux avec Gabriel et Alexandre, il n’y a pas de hiérarchie. «On a le même pouvoir décisionnel et on partage tous nos comptes. Donc pour le projet d’enfant, c’est naturel de suivre la même logique», explique-t-il.

Ils sont conscients de proposer un nouveau modèle et savent que les «institutions n’ont pas eu le temps de se positionner». Ils sont patients, voyant comme un projet à très long terme le fait de pouvoir assumer, tous à égalité, leurs responsabilités parentales. «En attendant, on est prêts à accueillir cet enfant, on a une maison et trois fois plus d’amour que la moyenne des ours!» s’exclame Alexandre.

Le cabinet du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a promis cet automne une réforme substantielle du droit de la conjugalité et de la filiation. Ira-t-il jusqu’à permettre, comme l’Ontario et la Colombie-Britannique avant lui, la multiparentalité, et l’assortir de droits et de devoirs? Les vides juridiques n’entravent en rien les pratiques. Par contre, ils vulnérabilisent les personnes qu’ils éclipsent. 

 

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