Loisirs et culture

La main

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Benjamin Gagnon Photographe : Benjamin Gagnon Auteur : Coup de Pouce

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La main

À peine sortie de la bouche de métro à Chelsea, Lea Stein-Larocque est accueillie par une fine pluie d'été qui arrose le quartier des artistes new-yorkais. Accélérant le pas, elle s'abrite dans l'encoignure d'un immeuble à l'angle de la 8e avenue et de la 25e rue afin de consulter son téléphone mobile. En voyant glisser sur l'écran tactile ses longs doigts fins aux ongles parfaitement manucurés, les paroles de Luisa Diaz lui reviennent : « Vous avez des mains parfaites! Ah, mais si, vraiment parfaites! J'ai peut-être quelque chose pour vous. Je vous rappelle lundi. » C'était il y a un an et Madame Diaz avait vu juste et tenu parole. Depuis cette rencontre, Lea avait eu une dizaine de contrats comme mannequin pour les mains.

Délaissant ses ongles pour son écran de téléphone, elle constate qu'il n'y a toujours aucun message de Johan. Ni courriel ni texto. Son amoureux a décroché un rôle dans un film à Los Angeles et n'a donné aucun signe de vie depuis trois semaines. Elle se souvient de leur dernier échange, au moment de passer la sécurité de l'aéroport. Il lui avait lancé, à la blague : « Bonne chance pour tes contrats. Comme Elle Macpherson est surnommée "The Body", toi on pourrait t'appeler "La Main"! »

- Ha, ha. Très drôle! », la réplique traduisait mal son exaspération par rapport aux moqueries incessantes de Johan.

D'abord attristée par le silence de son copain, Lea se sentait de plus en plus indifférente. Dans le fond, elle savait que leur histoire d'amour ne comblerait jamais le vide qui s'était créé au fond d'elle ces dernières années. Elle n'arrive plus à ignorer le fardeau d'une solitude qui la hante de plus en plus souvent. Johan l'aidait à masquer ce trou béant, tout comme elle masque ses rougeurs au visage avant chaque nouvelle audition pour un rôle qui est, comme d'habitude, décroché par une actrice plus flamboyante qu'elle. Ce soir, seule sous la pluie, en plein cœur d'un Chelsea toujours aussi étourdissant, elle mesure la profondeur du gouffre qui la sépare du reste du monde. Immobile à l'angle de la 8e avenue et de la 25e rue, elle voudrait texter « Au secours! », mais ne peut penser à aucun destinataire.

Il y a cinq ans, Lea s'est installée à New York pour y étudier l'art dramatique. Elle a toujours soupçonné que sa mère, Gabrielle Stein, une riche avocate de Boston, avait usé de son influence pour qu'elle soit admise à la prestigieuse Tisch School of the Arts. Après s'être longtemps opposée à ce que sa fille poursuive son rêve d'actrice, Madame Stein avait fini par céder et déployer des efforts monstres pour que Lea réussisse : le coach privé, les retraites d'été et l'appartement à Chelsea.

Lea entend encore sa mère raconter à qui voulait bien l'entendre qu'un professeur avait détecté chez sa fille un talent tel qu'il lui avait promis la célébrité sans l'ombre d'un doute. Mais en cinq ans, la seule audition qui lui a valu des contrats est celle devant Luisa Diaz, gérante d'une agence de mannequinat pour les mains et les pieds. Pendant que les mains de Lea brillent dans le magazine Vogue et les catalogues d'OPI, d'autres actrices jouent sur Broadway et à Hollywood. Sa carrière d'actrice toujours au point mort, elle ne sait plus comment expliquer à sa mère que sa dernière audition s'est soldée par un autre échec.

Lea glisse son téléphone dans sa poche et franchit sous la pluie les quelques rues qui la séparent de chez elle. Aussitôt arrivée, elle vide sa boîte aux lettres d'une main et de l'autre déverrouille les multiples serrures d'un logement qui évoque plutôt une suite d'hôtel tout juste retouchée par la femme de chambre. Lea a toujours vécu avec le sentiment d'être de passage, en transition vers un endroit qui lui ressemblerait réellement. Aussitôt le seuil franchi, elle jette comme d'habitude la liasse de courrier sur la table de la cuisinette. Mais cette fois une enveloppe se distingue du lot de dépliants publicitaires et de comptes impersonnels. Visiblement cachetée à la main, l'enveloppe est affranchie d'un petit timbre avec une feuille d'érable. Elle la saisit aussitôt et la scrute comme si d'en deviner le contenu lui éviterait une trop grande déception. Elle a déjà tendu des perches pour des rôles au Canada, qui sont restées sans nouvelles. Elle hésite, retourne l'enveloppe, puis prenant une inspiration presque théâtrale pour un public invisible, elle la déchire.

Chère Lea,

Je sais que tu me connais à peine. J'imagine que ta mère ne t'a jamais parlé en bien de moi et je n'ai rien fait non plus pour la contredire. Alors je comprendrais très bien que tu ne répondes pas à ma lettre. Mais je tenais à t'informer que j'ai reçu il y a quelques mois un diagnostic de cancer. Après les traitements, j'ai décidé de me retirer de toute activité professionnelle à Montréal pour m'installer dans ma maison de campagne. Si tu en as envie, tu pourrais venir y passer quelques jours cet été. C'est un bel endroit et une maison qui me ressemble. J'y vis seul. Tu sais que je suis architecte, n'est-ce pas?

Anticipant ton refus, j'ai acheté à l'avance les billets : celui de l'avion et celui du train que je t'invite à prendre. Tu n'auras qu'à choisir la date de départ qui te convient, et l'agence en annexe s'occupera des réservations. Si ça peut t'influencer, sache que le trajet est spectaculaire. Je te demanderais seulement de me téléphoner à l'avance pour que je puisse t'attendre à la petite gare où le train te déposera.

Cette lettre est une bouée à la mer, mais elle est sincère. Si je ne l'envoie pas, je vais le regretter pour le reste de mes jours.

Francis,
Ton père qui aimerait faire ta connaissance.

Lea est estomaquée. De quel droit ce père inconnu débarque-t-il dans sa vie après 23 ans de silence? En proie à une intense rage, elle lance la lettre par terre de toutes ses forces et frappe le mur avec ses poings nus, un geste d'autant plus inattendu de sa part depuis qu'elle a appris à soigner son gagne-pain comme s'il s'agissait de la prunelle de ses yeux. Mais le choc de la nouvelle a raison d'elle. Toute sa vie elle a détesté Francis Larocque pour avoir abandonné sa mère enceinte. Comment a-t-il pu faire cela, et comment ose-t-il aujourd'hui, lui demander quoi que ce soit? Incapable de retenir ses larmes, elle se recroqueville tout contre le mur avec l'air de se protéger de la lettre immobile qui la nargue à quelques pieds. Elle pleure pendant ce qui lui semble être des heures. Si seulement elle pouvait arracher cette tristesse de son corps, enlever cette boule de douleur qui resurgit de plus en plus souvent, au milieu de son ventre, le long de ses bras, dans sa gorge...

Puis, avec le sentiment d'avoir versé toutes les larmes de son corps, elle se lève brusquement et tel un automate, sans hésitation, jette quelques effets personnels dans un sac de voyage, ferme l'appartement à clé, et monte dans un taxi en direction de l'aéroport La Guardia. Ne plus penser, ne plus attendre. Qu'a-t-elle à perdre qu'elle n'ait pas déjà perdu?

Huit heures plus tard, Lea grimpe dans un taxi qui la mène de Québec vers la Chute Montmorency. Un train fera le reste du trajet jusqu'au village de Baie-Saint-Paul, où vit Francis Larocque. Un père qui n'a jamais existé et qui reste comme ce voyage, un rêve.

Lea ne sait presque rien sur son père, exception faite des quelques bribes d'information relayées par Google : sa firme construit des banques et des centres commerciaux au Québec. Pourtant elle a toujours refusé d'abdiquer le nom de Larocque malgré les protestations de sa mère. Lea prétextait qu'une touche d'exotisme ne pouvait pas nuire dans le monde du showbiz. Il s'en était même fallu de peu l'année précédente qu'elle annonce à sa mère sa décision de ne conserver que la composante francophone de son nom pour lancer sa carrière. Mais elle s'était ravisée après que Johan lui eut fait valoir que cela risquait de lui couper les vivres pour un bon moment.

Lea souffre d'un violent mal de tête lorsque le taxi la dépose à la gare de la Chute Montmorency. Depuis son départ de New York, elle n'a rien mangé en plus d'avoir passé une nuit blanche dans des aéroports. Debout sur le quai de la gare, elle regarde, sans la voir, la chute qui coule avec grand fracas, perdue au fond d'elle-même.

« C'est majestueux, non? »

La voix appartient à un énorme gaillard flanqué à côté d'elle. Trop bronzé, trop grand, trop gros, avec le gabarit d'un joueur de football et des mèches de cheveux qui lui tombent aux épaules.

« Il paraît qu'au début du siècle dernier, on pouvait entendre le grondement de la chute jusqu'à la ville de Québec. »

Muette, Lea n'est même pas en mesure d'évaluer la distance entre les deux endroits. Du coin de l'œil, elle jauge ce type qui, de toute évidence, n'est pas du genre qui d'habitude s'intéresse à elle. Son bras tatoué jusqu'au poignet est traversé par une profonde cicatrice qui s'étire de l'épaule jusqu'au coude.

« Tu peux répondre, c'est pas interdit! Je sais que tu viens de New York, je t'ai vue à La Guardia. »

L'accent est un peu traînard, il doit venir de Floride pense-t-elle.

- Je m'appelle Scott, je viens de la Caroline du Nord. Enchanté. Et toi?
- Renée. De New York, mais ça, tu le sais déjà.
- Tu fais quoi ici?
- Rien qui peut te concerner.

Ignorant sa réponse il poursuit néanmoins dans ce dialogue peu prometteur.

- Moi je donne un séminaire à l'Université de Rimouski et puisque j'ai une semaine d'avance, j'ai décidé de faire un tour de ce côté-ci du fleuve. Au cas où ça t'intéresse, je termine mon Ph. D. en géologie, en océanographie pour être précis. Mon sujet de thèse, c'est la formation des plages. »

Vantard en plus, se dit Lea qui en a marre des gens qui étalent toujours leur réussite. Elle n'a qu'une idée, s'éloigner de lui. Tournant les talons elle monte dans le wagon numéro 4, où un siège est réservé à son nom. Elle se sent lasse et doute de ce qu'elle est venue faire ici, dans ce coin perdu. Si seulement elle pouvait effacer les dernières heures et se blottir dans les coussins moelleux de son appartement new-yorkais.

La préposée s'adresse à Lea en anglais et avec une extrême gentillesse, ce qui la convainc qu'elle a l'air d'une fille paumée qui ne vient pas du coin.

« Malheureusement, vous devrez partager une cabine puisque vous avez réservé à la dernière minute et que le train est complet. »

Lea ne fait aucun effort pour préciser qu'elle comprend et parle parfaitement le français. Douze ans au Lycée de Boston, et un nombre incalculable de voyages à Paris, gracieuseté de Gabrielle...

À peine lui a-t-on offert du jus, des croissants et un café que trois dames prennent place dans la cabine, l'une d'elles lui lançant un retentissant « Bonjour! » agrémenté d'un sourire éclatant.

Lea évite son regard pour fermer la porte à toute velléité de socialisation de la part de ces femmes qui, sitôt entrées, parlent sans arrêt à propos de tout et de rien. À les écouter, elle déduit rapidement que ses compagnes de route sont en mission de reportage pour un magazine dont elle n'arrive pas très bien à saisir le nom. « Des femmes normales, qui contrairement à moi "ont des vies" » se dit Lea. Détournant la tête vers ce qu'elle présume être le fleuve Saint-Laurent, elle n'y voit que de l'eau, juste de l'eau. Le ciel est gris, le fleuve aussi. « Pourquoi suis-je donc venue ici? Quelle mouche m'a piquée? » Sa main repose sur le bord de la fenêtre du wagon et elle observe encore une fois ses longs doigts fins. Mais ses mains parfaites l'ennuient, le fleuve l'ennuie, ses voisines de cabine l'ennuient...

Elle balaie les lieux du regard et remarque le type de tout à l'heure dans la cabine voisine. Lea est plutôt surprise de l'entendre redemander des croissants et des brioches dans un français à peu près correct. Scott a retiré ses sandales et posé un de ses pieds nus entre les sièges. Le dessous du pied est jaunâtre avec de la corne sur le petit orteil et des crevasses sèches sous le talon. Lea laisse échapper un sourire à peine perceptible en pensant au catalogue des pieds et des mains parfaits de Madame Diaz.

La voix d'une de ses voisines la tire de ses pensées.

« Vous connaissez la région de Charlevoix? » dit-elle en tentant de briser la glace en français. Lea lui répond en anglais, d'un ton qu'elle veut peu engageant.

« Désolée, je ne comprends pas le français. »

Devant cette fin de non-recevoir, son interlocutrice se tourne vers une de ses copines.

« Vous avez vu cet air de princesse contrariée?

- Certaines personnes n'ont aucune conscience des ondes négatives qu'elles dégagent!
- Elle a l'air d'une fille privilégiée, le genre qui croit que tout leur est dû.
- Non, mais attendez, ajoute la troisième qui observe encore Lea. Elle pèse au moins 50 livres de moins que son poids normal, elle n'a pas touché les croissants et ne sent pas très bon. Son teint oscille entre le vert et le jaune. Si vous voulez mon avis, cette fille n'est pas bien du tout. Je ne prononcerai pas le mot qui commence par la lettre "A" parce qu'elle pourrait me comprendre, mais vous voyez ce que je veux dire. J'ai écrit tout un article récemment sur les troubles alimentaires et elle a vraiment tous les symptômes. Mieux vaut la laisser tranquille. »

Un couteau qu'on retourne dans une plaie fraîche aurait eu sur Lea le même effet que cette remarque. Elle n'arrive pas à chasser de son esprit ce séjour à l'hôpital il y a trois mois de cela alors qu'elle s'était retrouvée pendant 4 jours sous intraveineuse. La douleur revient, presque aussi vive qu'avant. Elle retient de justesse les larmes qui lui montent aux yeux et qui pourraient la trahir devant les trois voyageuses.

Au même moment, Scott lui fait signe de venir s'asseoir dans un siège libre à côté de lui, ce qu'elle accepte comme on s'agrippe à une bouée de secours.

- Pourquoi tu leur as menti?
- J'ai pas menti.
- Écoute, c'est évident que tu comprends très bien le français et que son commentaire t'a atteinte. Tu penses que les gens ne voient rien? Qu'il n'y a que toi qui sens des choses? D'ailleurs, tu m'as menti à moi aussi : tu ne t'appelles pas Renée, mais Lea Stein-Larocque, c'est écrit sur ton sac de voyage. Le nom Larocque me fait croire que tu as de la famille dans la région, un de tes deux parents, ce qui expliquerait pourquoi tu parles le français. Ah oui, je pense aussi que tu es pas mal perdue, que tu ne sais pas trop où s'en va ta vie. J'ai tort?

Lea se sent démasquée, ce qui la laisse sans voix. Puis :

- Je déteste me faire traiter de fille privilégiée. Ces trois filles avec qui j'étais assise? Je ne comprends pas des filles comme ça, qui ont l'air d'être investies d'une mission dans la vie. Moi, je n'ai pas ça. C'est vrai que je viens d'une famille riche, et je n'ai pas vraiment besoin de travailler. Mais ça n'enlève pas ce sentiment de vide qui est toujours au fond de moi, comme si l'intérieur de mon corps, de mes poumons, de mon estomac, tout ça est tapissé d'une matière toxique. Voilà comment j'imagine l'intérieur de mon corps : couvert d'une tapisserie toxique. »

Au tour de Scott de ne rien dire, surpris par un tel élan de franchise.

« Tu vois, même toi tu ne trouves rien à dire!

- Je réfléchis à ce que tu viens de dire. »

Un long moment passe. Le train longe lentement le Saint-Laurent en épousant tous ses contours. Au large, les îles sont si vertes qu'elles ont l'air de flotter juste au-dessus de l'eau. Quelques rayons de soleil percent les nuages et une fine buée s'évapore du fleuve. Pour la première fois depuis son départ de New York, Lea est happée par la beauté du paysage.

Scott la tire de sa rêverie :

« T'as un copain ?
- J'avais, mais il m'a plaquée il y a trois semaines. Et toi, t'as une copine?
- Plus maintenant.
- Elle t'a plaqué toi aussi? dit-elle en se permettant une touche d'ironie.
- Non, elle est morte l'automne dernier.

Lea ne sait plus quoi dire.

"C'est bon, pas la peine de t'excuser, dit Scott. T'en fais pas : je ne l'ai pas tuée, c'était un accident. Une noyade. Mais depuis, je me sens coupable. Coupable de ne pas l'avoir assez aimée, de ne pas avoir pu la sauver et de ne pas avoir plus de peine.
- Elle s'est noyée? Où?
- Oui, à Kill Devil, au large de la Caroline du Nord. On devait aller surfer là-bas. En automne les vagues sont dangereuses avec de puissants courants de fond. Je connais l'endroit comme le fond de ma poche : j'ai passé ma jeunesse sur ces plages comme sauveteur. À la dernière minute on m'a proposé de remplacer mon directeur de thèse à une conférence sur la formation des plages tropicales à Cancún, au Mexique. On s'est disputés, elle et moi. Elle aurait voulu que je décline l'invitation. La dernière chose qu'elle m'a dite en claquant la porte, c'est qu'elle irait seule. Si j'avais été avec elle, je l'aurais sauvée. J'ai déjà sauvé plein de touristes là-bas. Je devais la rejoindre deux jours plus tard. Des fois, j'ai vraiment l'impression de l'avoir tuée de mes propres mains."

Aucune réponse convenable ne vient à l'esprit de Lea. Elle ne peut soutenir le regard de Scott, penchant plutôt la tête vers ses mains croisées, à la recherche d'une vague formulation de circonstance. Au même moment, une voix annonce l'arrivée du train en gare dans deux minutes. Lea se souvient qu'elle n'a pas averti son père de son arrivée, et que personne ne l'attendra sur le quai. Alors que le train s'immobilise, Scott la rappelle à lui en posant soudainement une main sur son avant-bras. De l'autre, il fouille dans son sac et en sort un objet emballé dans en papier de soie mauve.

Elle a un mouvement de recul, comme chaque fois qu'on la touche. Quelles sont ses véritables intentions? Que sait-elle vraiment de ce type? Est-ce possible que son histoire soit une pure invention pour attirer sa sympathie?

Lea voit les autres passagers, dont les trois femmes du magazine, s'éloigner sur le quai en riant. Il ne reste qu'eux dans le wagon, mais elle n'ose pas fuir.

"J'aimerais t'offrir un cadeau", lui dit-il alors.
- Un cadeau? Je ne veux pas de cadeau, dit-elle en se levant brusquement. »

L'énorme main de Scott l'agrippe à son avant-bras qu'il serre au point de faire retomber Lea sur la banquette d'un coup sec. 

« Écoute-moi. Je ne cherche pas à te violer, je ne veux pas te marier ni même te fréquenter. En fait, je ne tiens pas à te revoir, t'es pas du tout mon genre. Comme tu t'en doutes, j'aime les filles musclées et bronzées. Je suis juste un gars qui veut te donner un bracelet en cadeau. Il est en argent, il vient du Yucatan, je l'avais acheté pour elle. Je ne cherche rien en retour. Il n'y a rien entre nous, sauf deux heures dans un train de Charlevoix. Laisse-moi l'attacher à ton poignet, et tu n'entendras plus jamais parler de moi. »

L'étau de Scott se resserre sur le bras de Lea. Une fois le bracelet attaché il relâche enfin son emprise, soulève son sac à dos, et sans même se retourner, s'éloigne à grands pas.

Restée tout ce temps silencieuse, Lea attend quelques secondes, saisit elle aussi son sac et se précipite vers le seul taxi en vue.

« Cap-Aux-Corbeaux? La maison de Monsieur Larocque? Bien sûr que je connais! Êtes-vous correcte Mademoiselle? Ça va? » demande le chauffeur sincèrement inquiet.
- Oui. »

Mais Lea a la tête qui tourne. Le chemin sinueux emprunté par la voiture grimpe le long d'une butte qui s'avance dans le fleuve. Pourquoi ne pas avoir averti son père? Cherchait-elle à provoquer l'échec? Ralentissant au sommet du chemin, le taxi s'engage dans une allée de gravier. Au premier virage, elle découvre une maison qu'on dirait en grande partie faite de verre et qui est tournée vers le fleuve. De loin, elle aperçoit un homme, appuyé au balcon, le regard tourné vers une vue à couper le souffle. Le bruit de moteur le fait se retourner et quitter son perchoir pour réapparaître quelques minutes plus tard à la porte principale.

Lea reste immobile dans l'allée de gravier, paralysée. Sur les photos, il lui semblait beaucoup plus imposant... Un peu voûté, on le dirait trop mince pour ses habits. Il s'avance vers elle et s'arrête à quelques mètres, comme s'il n'en croyait pas ses yeux et ne savait plus comment s'approcher davantage. Elle croise son regard qui lui va droit au cœur.

- Bonjour, dit-elle en avançant timidement une main vers lui.
- Tu es venue... Je... Merci.

Il franchit les quelques mètres qui les séparent, touche sa main tendue et pose l'autre sur la frêle épaule de sa fille.

Elle baisse les yeux, et remarque que les mains de son père sont d'une finesse inouïe, des mains de porcelaine, comme les siennes...

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